Entretien avec Marc Jimenez

Posted on avril 13, 2011 par

0


par Aude Picard.

« On n’a plus ces critères qui fonctionnaient dans l’ancien système des Beaux-Arts,

on a maintenant des marges d’évaluation qui fonctionnent à l’intérieur de l’art »


Aude Picard : Comment abordez-vous une exposition aujourd’hui, avec votre savoir, vos interrogations, vos critiques ?

Marc Jimenez : Une exposition, c’est toujours deux regards : le regard sur l’exposition, sur le mode d’exposition. Comment elle est présentée,  agencée, quelle est l’intention du commissaire d’exposition, etc. ; puis il y a le regard sur les œuvres. Tout naturellement, mon regard va d’abord sur les œuvres. Organiser des expositions est un métier spécifique et là, je ne suis pas très compétent [rires]. Il arrive que des choses m’étonnent ou me déçoivent, que je me dise «non, c’est mal exposé !» mais ce n’est pas ce que je privilégie. Mon regard va aux œuvres, systématiquement. Je me perds dedans, et j’oublie un peu le reste.

Vous détaillez dans La querelle de l’art contemporain la perte de critères esthétiques traditionnels qui permettaient de juger les œuvres à peu près jusqu’à l’art contemporain. Aujourd’hui, quand je vais voir une exposition d’art contemporain, il arrive que j’en ressors en me disant que je n’ai rien compris. Mais je me pose toujours la question de savoir si j’ai une légitimité à porter un jugement car, si je n’ai rien compris, c’est peut-être parce que j’ai raté quelque chose.

M.J. : Vous posez bien le problème. Cela dit, chacun est libre, heureusement, de son jugement de goût. La question des critères prétendument objectifs a toujours été difficile et très délicate. Mais avec l’art contemporain – déjà dans les années 1960 mais surtout après 1980 –  cette question est encore plus ardue.  Pendant des siècles,  l’Académie royale de peinture et de sculpture, devenue au début du 19e siècle celle des Beaux-Arts, fixait des critères du Beau,  et l’on jugeait une œuvre d’art en fonction de son appartenance à un genre particulier. Un tableau, une sculpture, une composition musicale se devaient de respecter, pour être considérés comme tels, un certain nombre de normes, de conventions, de règles et de canons. Bien entendu, les artistes, surtout les plus grands, jouaient avec ces règles, et même se jouaient d’elles mais sans véritablement les transgresser, quelle qu’en soit parfois, leur envie, voire la dynamique propre à l’œuvre elle-même. Les avant-gardes artistiques qui se succèdent à partir du milieu milieu du 19e siècle, à commencer par l’Impressionnisme, vont perturber les repères habituels par rapport au système conventionnel de la perspective,  à la vision de la nature et sa reproduction. Le principe de la mimèsis est mis en cause. Il reste évidemment « l’impression », le jugement subjectif, le jugement de goût, qui a toujours existé mais qui dorénavant doit se plier à une nouvelle perception des choses. L’autre événement important apparu au début du XXe siècle, qui a raisonné beaucoup plus tard, c’est le geste Marcel Duchamp consistant à exposer des ready-made. En principe n’importe quoi, un objet banal peut devenir objet d’art. Or, ce n’est pas tout à fait exact car cette chose n’émerge pas dans le monde de l’art n’importe comment ni par hasard, ni pour n’importe qui. Mais ce n’importe quoi est ancré dans le jugement des gens à propos de l’art contemporain. Une simple anecdote, elle aussi banale, mais révélatrice. Lors de la rétrospective de Pierre Soulages au Centre Pompidou, je capte la conversation de deux dames fort distinguées, en contemplation devant l’une des œuvres. L’une dit à l’autre : «Tu sais, on peut en dire ce que l’on veut, mais ces œuvres-là, je me demande quand même si n’importe qui n’aurait pas pu en faire autant !» [rires]. Il n’est pas totalement absurde de penser une chose pareille. Mais sur le plan esthétique et artistique, et au regard de l’histoire de l’art, cela n’a pas de sens :  si tout le monde était capable de faire du Soulages, cela se saurait depuis longtemps !

Donc, il n’y a plus de critères. Mais alors, que fait-on maintenant ? Vous proposez trois solutions à cela : «soit restaurer les anciens critères, soit l’on remplace l’obligation de juger et d’évaluer par l’immédiateté et la spontanéité du plaisir esthétique, soit l’ on recherche de nouveaux critères»(1). Or, vous dites aussi à propos des œuvres qu’elles créent leurs propres critères. Comment doit-on faire alors pour les saisir ? Et pour créer un discours à partir d’eux qui nous permettrait de juger les œuvres en retour ?

M.J. : c’est important ce que vous dites. Cela permet de prolonger certaines remarques que j’avais pu faire à l’époque [de La querelle de l’art contemporain ndlr]. A l’époque « postmoderne », après la fin des avant-gardes, il n’y a plus de courants ni de tendances. En revanche, je pense qu’on peut parler d’impulsions qui orientent le travail des artistes totalement libres de croiser différentes techniques ou procédures. Certains artistes vont faire des performances, d’autres des installations, mais ils ne vont pas faire que ça. Dans le même temps, il peuvent faire de la vidéo, utiliser toutes les techniques les plus récentes de l’image numérique, etc. La interdisciplinarité est réelle. Les œuvres ne revendiquent plus de grandes catégories à l’intérieur desquelles on pouvait naguère les classer et chacune doit être regardée individuellement, dans une sorte de nominalisme artistique. Ce qui élimine quelque peu le problème des critères. Le jugement de goût n’est pas seul à intervenir. Le philosophe Arthur Danto parle très souvent du rôle prédominant du « monde de l’art », également du climat, de l’atmosphère qui règne dans le domaine artistique à certains moments. Les galeristes, les commissaires d’exposition, les collectionneurs, sont parfaitement au fait, généralement, de cet état d’esprit. Ils ne vont pas s’amuser à promouvoir des choses «qui ne valent rien». Ils connaissent les tendances d’un marché désormais complètement internationalisé : les artistes  d’Asie, d’Afrique, d’Amérique latine, etc. qui forment une ambiance cosmopolite, un universalisme artistique. La reconnaissance artistique est elle aussi mondialisée. Jeff Koons, par exemple, − fait partie d’une sorte  «d’artistic star system», très lié au business culturel dominant. La question de savoir  s’il le mérite ou pas, n’a guère de sens. La place qu’il occupe dans l’histoire de l’art est  réelle, suffisamment marquante. Que l’on aime ou non ses oeuvres , peu importe. Ce n’est pas un «mauvais» artiste. Il a créé un «standard de qualité». Un artiste qui ferait du sous-Koons, serait immédiatement repéré. C’est le cas pour tous les artistes renommés. On n’a plus ces critères qui fonctionnaient dans l’ancien système des Beaux-Arts, on a maintenant des marges d’évaluation qui fonctionnent à l’intérieur de l’art. A l’intérieur de ce système, les cotes artistiques ne sont pas toujours surfaites. Même si, effectivement, pour un public non averti, elles paraissent en complet décalage avec la qualité ou la valeur que ce public accorde lui-même aux oeuvres. Quand vous entendez dire que Lucian Freud a gagné des millions de dollars telle ou telle année, que la valeur marchande de ses oeuvres est liée à sa parenté avec Sigmund Freud, cela n’a pas de sens. Vu le nombre de filtres qu’un artiste doit franchir pour acquérir une certaine notoriété, si vraiment ses oeuvres étaient d’une totale médiocrité, on ne le connaîtrait tout simplement pas !

Ne pourrait-on pas imaginer que, dans les critères que l’oeuvre d’art peut produire par elle-même lorsqu’elle se mélange avec les activités humaines, l’histoire que l’oeuvre tisse entre tout, celle(s) qu’elle me raconte, le discours qu’elle tente d’élaborer pourrait être un critère ?

M.J. : Très souvent le public ne comprend pas l’art actuel parce qu’il ne saisit pas toujours que les travaux  présentés sont des propositions, pas toujours immédiatement rentables. Parfois, ce sont des expérimentations qui sont autant de prismes à travers lesquels on peut être amené à saisir la réalité différemment. La réalité c’est quoi ? Ce sont les autres, l’ensemble des problèmes de la vie, notre façon de réagir face à certaines données de la vie. Si on garde cette conception de l’art, on peut prendre au sérieux cette activité qui nous permet de rêver, fantasmer, imaginer, saisir des tas de choses par intuition, mettre en jeu notre sensibilité… en rupture totale avec notre vie quotidienne, celle de la consommation, du profit, de la rentabilité. Si l’on tient compte également de la part de jeu que contient activité artistique, on comprend mieux certains aspects de l’art contemporain.

Exposer, c’est déjà faire un acte évaluatif. Ne peut-on pas dire qu’il y a un certain consensus dans les artistes choisis ?

M.J. : Certainement. La  Fiac est un bon exemple de ce consensus à la fois commercial et artistique. Il est banal de rappeler que l’art n’échappe pas à la spéculation financière. Les festivals, les biennales, les foires misent sur  des valeurs sûres, et les prises de risques sont probablement plus rares que dans le passé. Mais cet aspect mercantile n’est pas de ma compétence. Sur le plan de la politique culturelle, on peut se demander si le public n’est pas également demandeur de qualité poussant ainsi à une surenchère. La Fondation Cartier peut-elle raisonnablement prendre le risque «d’investir» dans des artistes non reconnus ? Pour être soutenu par une galerie, une fondation, un collectionneur, etc. il faut déjà avoir une certaine notoriété. Dans notre système actuel, il faut déjà être reconnu pour être connu !

Mais il doit quand même être possible de dépasser ce consensus un peu mou ! L’art actuel n’est pas un art consensuel. Ce n’est pas parce qu’on a l’impression qu’il est dissous dans la vie quotidienne et dans les autres activités humaines qu’il n’est pas critique.

M.J. : Vous avez deux phénomènes. 99% des artistes – probablement davantage – sont persuadés de faire une œuvre critique, dérangeante, subversive, corrosive, voire politiquement engagée, etc. Je ne connais pas d’artistes qui m’ait déclaré «je fais de l’art consensuel» ! Le problème est de savoir sur quel terrain social, politique, idéologique tombe effectivement cette prétendue contestation. Or, de nos jours, on sait bien que notre société hypermédiatisée est capable de tout absorber. Dans les années 70, le penseur Herbert Marcuse déclarait déjà qu’une œuvre d’art ne pouvait plus désormais être choquante, quoi qu’elle montre. Le système culturel actuel est le grand désamorceur et démineur de la contestation. Les petites crispations moralisantes et bien pensantes autour de certaines oeuvres sont de l’ordre de la stupidité comme interdire Larry Clark aux adolescents alors que l’exposition s’adresse aux adolescents, censurer L’origine du Monde de Courbet sur Facebook. Déjà, en 2000, certains portaient plainte contre une exposition Présumés innocents qu’ils n’avaient pas encore vue ! Des problèmes de ce genre, appels à la censure, tentatives d’imposer un ordre moral, il y en aura toujours. Je ne suis pas d’accord avec ceux qui disent que les artistes ne sont pas politiquement engagés, simplement cet engagement n’est plus perceptible, lisible ou audible dans le contexte actuel, celui de l’internationalisation et de la mondialisation de l’économie et de l’art.

Je pense à l’Esthétique relationnelle de Nicolas Bourriaud, qui cite de nombreuses oeuvres vues comme des «utopies de proximité» où ce sont les interactions humaines qui créent du sens. Mais parfois les oeuvres sont éphémères, ou invisibles si on ne le sait pas… Or, si le public ne saisit pas qu’il s’agit d’une oeuvre ou d’un geste artistique, il ne se passera rien.

M.J. : j’ai toujours été réticent au projet d’une esthétique relationnelle. Si l’art est l’imitation de la vie, s’il est mimèsis de la réalité, voire de la quotidienneté, il est légitime que le public ne le perçoive pas comme art. En fait, je crois que le public « non averti » est encore majoritairement nostalgique de l’art classique et moderne, pas trop moderne ! Yasmina Reza, l’auteure de la pièce Art, en 1994, a bien saisi cela. L’esprit de la pièce m’a un peu irrité car, en fait, c’est une façon astucieuse de ridiculiser l’art actuel en abondant dans le sens d’un public traditionaliste, voire réactionnaire. Mais la pièce est percutante car l’auteur saisit parfaitement tous les poncifs sur l’art contemporain : «200 000 francs cette merde ! Mais cette merde par rapport à quoi ?» [Rires] Là où la pièce est perverse, c’est que l’oeuvre choisie : un monochrome blanc [référence au Carré blanc sur fond blanc de Malevitch, ndlr], relève de l’art moderne mais pas « contemporain ».

D’un autre côté, autrefois, ceux qui allaient au musée y allaient avec une éducation, un certain amour pour l’art, et tout le monde n’y allait pas. Le public ne critiquait pas les oeuvres exposées.

M.J. : Certes, mais il fallait avoir la chance de pouvoir y aller, d’avoir des parents soucieux de faire acquérir «la culture légitime», pour reprendre l’expression de Pierre Bourdieu. Aujourd’hui, une bonne partie de l’activité artistique à destination du « grand public » est gérée par les médias, avec des effets parfois étonnants. Prenez l’exposition Gérôme par exemple. La plupart des gens non avertis ne savaient qui il était,  si Gérôme était son prénom ou son nom, et, au mieux, s’il était orientaliste ou peintre de la Renaissance. Or l’effet culturel a été spectaculaire au point qu’il était quasiment impossible d’entrer dans le musée sinon au prix d’une longue attente.

Gérôme, c’est une grosse exposition dans un grand musée, où de toute façon même touristiquement on va aller. Elle s’adresse à la fois à la nostalgie du public et au monde de l’art. Ce n’est pas une exposition d’art contemporain qui va attirer autant de monde.

M.J. : c’est exact. Je ne condamne pas un tel succès. Je note simplement que, grâce à cet effet d’attraction culturelle, de massification de la culture pour tous – et pour chacun –  il est réjouissant de permettre à des milliers personnes de voir une exposition sur Gérôme ou sur l’impressionnisme alors qu’auparavant seuls quelques privilégiés auraient eu accès à ces oeuvres. Mais je ne suis pas certain que la question des « distinctions » et des inégalités culturelles soient vraiment résolue.

Alors, amour de l’art ou amour de l’art contemporain ?

M.J. : Souvent, c’est l’effet Pavlov, «stimulus-réponse» + rôle des médias. J’entends parler d’une exposition, j’y vais. Plus gênant : la dernière enquête du Ministère de la Culture sur les pratiques culturelles des Français (2) montre qu’en profondeur, les choses n’ont pas vraiment changé depuis les années 1960 !

(1) Qu’est-ce que l’esthétique ? cité par : http://ww3.acpoitiers.fr/arts_p/b@lise13/pageshtm/page_2.htm

(2) Les pratiques culturelles des français, Enquête 1997, dirigée par Olivier Donnat.

Posted in: entretiens